Rose

Moi je le savais, je le sentais fort dans ma tête,  je voyais des alertes partout, affiches, magazines, films, livres, discussions, partout me sautait aux yeux ce mot effrayant, et je savais que je l’avais.
Hypocondriaque? Le doc l’a sous-entendu quand j’ai réclamé d’aller me les coincer à nouveau sous la presse à rayons… Ben ouais, 6 mois plus tôt, tout était OK, alors, inutile de remettre ça !
Moi, je la sentais. La boule.
Une angine a fait que j’en vois un autre, de toubib. Lui, j’ai chopé sa main, là, vous la sentez, non ?
2007. Je partais randonner en Casamance, y camper sur les bancs de sable le 31 décembre, joints, bières et mecs. Mais je me souviens des yeux vides du vieux marabout aveugle, qu’avec une réelle déférence nos guides nous avaient proposé de rencontrer. Dans la case sombre, le vieillard a fait traduire qu’il sentait que, parmi nous, 4 femmes, impressionnées par le cérémonial, assises sans bruit face à lui, quelqu’un était malade. C’était de moi dont il parlait, je le savais. Je me souviens de son expression décontenancée quand l’une de nous a pouffé en disant s’être froissée une côte en tombant de son lit. C’était moi, c’était moi, je le sentais. Je n’ai rien dit.
Puis tout s’est enchaîné de façon vertigineuse. Radiographie impossible avant trois semaines, mais la secrétaire soudain qui s’écrie, attendez, attendez, et cet après-midi, vous êtes libre? L’échographie qui ne montre rien, vous êtes certaine de sentir quelque chose, je chope aussi la main, là, là… Il sent, et fait passer sa sonde… Biopsie dans la foulée, sorte de harpon, j’hyperventile, 2 types en renfort, ils tirent des mines désolées, je sais, ils savent, avant même le résultat d’analyse de ce bout de moi coincé entre 2 lamelles de verre.
Vous connaissez vraiment bien votre corps, dis donc, ce n’était pas immédiatement repérable…
Oh oui, je perçois de façon subtile, je l’écoute, je le protège.
Le même chirurgien qui a rétorqué à une collègue qu’il est là pour sauver, pas pour faire de l’esthétique. « On dirait un pneu », me dit-elle. Alors, je sors ma plus belle lingerie, des talons, et d’un ton bravache, je lui explique, à ce type, que je me sens féminine comme jamais auparavant, et que ça, vous voyez, ce corps là, il m’apporte un tel plaisir que, merde, il a intérêt à le bichonner, et que s’il doit tout retirer, ben, il laisse tomber, j’irai voir ailleurs !
Au réveil, comme un gros scotch compressif, merde, je suis toute plate à gauche ? Oser toucher… Ouf, il est toujours là…

Vous savez quoi ? Une fois le pansement retiré, direct dans un sauna, pour voir leur tronche aux morfales du tringlage, voir s’ils voient… Ouf, apparemment toujours baisable, compétition de séduction, retour aux vestiaires, rassurée.
Le chir m’a expliqué, 2 nodules attachés comme une cacahuète de 3 cm. Les protocoles avaient changé sinon, six mois plus tôt, il retirait tout. Merci, oh merci, petit ange des nibards…
(Quand je pense que ces 3 centimètres s’esquivaient à la détection, alors que 3 millimètres pourrissent maintenant les nuits d’une amie…)

« Je ne veux pas arrêter de baiser. Je ne veux jamais cesser d’aimer mon corps. »
J’ai fait jurer à mon mari de me le rappeler, si je commençais à lui dire non, à repousser la gaudriole à plus tard… Moins je le fais, moins j’aurais envie de le faire ?

J’ai fait la diva arrogante ultra-féminine en claquant mes talons dans les couloirs du service oncologie, en allant prendre ma dose de décapeur chimique. T’as toujours un goût dégueulasse dans la bouche, des aphtes partout, tout t’écoeure… Période coca only, puis only jus de tomate ou pain de mie mastiqué en continu. Mais je fais la fière, je ne veux pas arrêter de bosser, et ça stimule de se confronter aux regards de toute une classe d’ados…

J’ai rencart avec un gamin dans son studio parisien pour un speed sex sur sa pause déjeuner. Dis donc, tu perds tes cheveux, dit-il en se marrant. L’oreiller recouvert de ma tignasse qui se fait la malle. Moi, je ne lui ai rien dit. Mais en le quittant, fissa j’entre dans la première boutique de fringues, vite, une cabine d’essayage, pour me voir, passer ma main sur mon crâne. Par poignées, mes cheveux dégagent…
Hey miss, les foulards, c’est donc ton look de l’année ? Ben ouais, bien obligée ! Mine affligée de la collègue qui me sort ça, elle n’avait pas compris. Mais à moi, ses mots disent que j’arrive donc à la cacher, cette merde, et ça, putain que c’est bon !
Alors, forcément, au taf tout le monde l’apprend et je dois gueuler pour qu’ils m’épargnent leurs tronches apitoyées.

Printemps 2008.
Sortie scolaire, foulard, je veux voir si ça marche, d’arriver ainsi à un rencart, sans prévenir du « truc ».
Cité de l’Architecture. C’est visite libre, les jeunes, avec questionnaire à remplir et croquis… La prof, elle a invité un inconnu à la retrouver dans les WC à l’étage, ceux qu’elle a repérés, un peu à l’écart. Je lui ai envoyé le plan en désignant la cabine où je l’attendrai.
Folle…
Des étudiants s’inquiètent de mon absence, et plus tard me prennent à part pour me dire avoir deviné que je suis « atteinte »…
Atteinte, oui, mais libido au max !

Ah, les hommes… Oh oui, vous, les hommes… Tellement merci !
Vous voyez, quand vous branchez votre mobile pour le recharger ? Ben, c’est ce que je faisais, en m’enfilant sur vos bites ! Mon énergie venait de là, et ma batterie réclamait toujours la pleine charge. C’était comme si vous le sentiez, le deviniez, vous vous proposiez pour m’en fournir… Draguée dans la rue, les parkings souterrains, les galeries marchandes… « J’aime votre look », ah ouais ? Foulards multicolores, jean délavé frangé, santiags et veste cintrée kaki avec patch tête de mort rose… Fuck la mort !
Je puais le cul et les médocs…
Je baisais comme si c’était la fin du monde.

Puis j’ai perdu ongles et sourcils, et mon mari m’a dit prendre conscience des regards sur moi, dans la rue.
J’ai osé la piscine sans bonnet de bain.
J’ai osé les manifs sans foulard.
J’ai osé les photos nues, boule à zéro, sein brûlé encadré de la cible des rayons.
J’ai osé les webcams…

Octobre.
Cette semaine, rendez-vous mammo.
Je porte ma précieuse petite veste kaki au patch tête de mort, rose, sur le haut du bras gauche, le côté touché. Le côté abîmé.
15 ans après, ben, c’est toujours flippant.

Laisser un commentaire